Et si la cuisine redevenait une pièce isolée, à part dans l’habitat ? Et si son avenir devait se concevoir derrière des portes closes ? Je sais, ça peut paraître loufoque de spéculer de la sorte, mais prêtez-moi quelques minutes d’attention, et je vous explique comment j’en suis venu à m’interroger sur ce sujet.
Cœur de l’habitat, centre névralgique de la maison, pièce à vivre… Les expressions ne manquent pas pour qualifier la cuisine d’aujourd’hui tels que la rêvent les Français et la conçoivent les fabricants : elle est ouverte, qu’on se le dise ! Aux yeux des aficionados, l’idéal consiste d’ailleurs à fusionner tout l’espace de vie (cuisine-repas-réception) dans une parfaite cohérence esthétique ; on touche alors à la perfection même en matière d’agencement…
De fait, il ne s’agit pas d’une vue de l’esprit ou d’un concept marketing vendu au forceps par les fabricants aux consommateurs : réalisés en situation chez des particuliers, les reportages publiés dans Cuisines & Bains Magazine témoignent – dans une certaine mesure – de l’appétence des Français pour cette tendance. Les industriels et agenceurs attestent, eux aussi, de sa réalité dans les interviews qu’ils nous accordent. On ne compte pas, non plus, les études menées par les instituts de sondages qui affirment, chiffres à l’appui, que nos compatriotes pratiquent toutes sortes d’activités dans la cuisine : ils regardent la télévision, travaillent, font de la couture, se câlinent… À l’occasion, il y cuisinent, aussi. Enfin, la dernière édition d’Eurocucina a consacré, une fois de plus, l’avènement des modèles qui, agrémentés de niches ouvertes, entre autres, favorisent l’intégration de cette pièce au séjour.
La cuisine joue donc l’ouverture, c’est un fait qui ne souffre aucune contestation. Oui mais demain, qu’en sera-t-il ? Se demander de quoi l’avenir sera fait, ça ne coûte rien et ça peut s’avérer, parfois, très utile. Ainsi deux articles, publiés coup sur coup ces derniers jours sur le Web, ouvrent la porte aux idées les plus folles : et si la cuisine dite fermée devait, d’ici quelques années, faire son grand retour ?
Mis en ligne le 26 mai sur le site Internet du Telegraph, le premier des deux papiers en question livre le point de vue, amusant et instructif, d’une journaliste et auteur britannique – cordon-bleu de surcroît – sur la question de la cuisine ouverte. Je résume : songeant à s’installer aux Etats-Unis, Jane Green, il y a 15 ans de cela, demande à un agent immobilier si celui-ci peut lui faire visiter des maisons dans l’état du Connecticut. Et là, paf : dès la première visite, elle découvre une cuisine ouverte sur le séjour et en tombe immédiatement amoureuse. Jane achète alors la cuisine… euh, je veux dire, la maison, sur le champ.
Elle ne tarde pas, cependant, à déchanter ; le principal problème étant, selon elle, que la cuisine phagocyte le living, lequel ne sert plus à rien. La famille et les invités s’entassent autour de l’îlot et n’en bougent plus. Les canapés prennent la poussière et la télé en vient progressivement à prendre sa place dans l’espace cuisine ; ce qu’elle considère comme un viol de son intimité, elle qui aime cuisiner dans le calme et la sérénité.
Vous me répondrez que c’est là un témoignage isolé, qui ne prouve rien : vous aurez raison. Toutefois, Jane Green mentionne dans son article que de plus en plus de particuliers, dans la ville de Manhattan, exigent des appartements dans lesquels cuisine et séjour sont séparés. Ah, ah.
Encore une fois, ce qui vaut pour Manhattan ne vaut pas forcément pour la France. Cela étant dit, on sait à quel point la culture américaine, si jeune soit-elle, influe de parfois de manière conséquente sur les modes de vie du « Vieux continent ». N’oublions pas, d’ailleurs, que le concept de cuisine ouverte, qui était français à l’origine, s’est débarrassé de ses origines populaires et a connu un certain succès auprès des plus affluents dans les années 60 lorsque les promoteurs de l’époque ont eu l’idée d’utiliser le terme de « cuisine américaine ».
Dans une interview accordée à notre confrère www.culturecuisinelemag.com, Monique Eleb, professeur à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-Malaquais, précise que, «Dans les années 60, on l’a baptisée à tort cuisine à l’américaine, pour la rendre plus acceptable voire plus séductrice. » On se saurait donc nier que la culture américaine a parfois tendance à remodeler nos comportements sociaux et notre habitat ; aussi convient-il d’y prêter attention.
C’est en cela que le second article mentionné est intéressant : publié sur le site Internet du New-York Times le 20 mai 2016, il fait état de manière factuelle de cette demande croissante, à Manhattan, d’appartements avec cuisine isolée. Les raisons évoquées ne sont d’ailleurs pas celles auxquelles on peut s’attendre dans un tel cas de figure (dégagement de fumée et d’odeurs dérangeantes dans des espaces urbains, souvent exigus). Non, le papier laisse plutôt à penser que les habitants de la « Big Apple » considèrent leur cuisine comme recelant une certaine part d’intimité, un peu comme la chambre à coucher ; untel donne souvent des réceptions et ne souhaite pas que ses invités voient sa cuisine « en chantier », un autre a connu l’embarras de sa vie lorsque les gens qu’il recevait l’ont vu se débattre avec son évier bouché, etc.
Alors, la cuisine, pièce à vivre et à partager avec les autres, ou pièce intime, donc close ? Le débat est ouvert…